Favoriser le développement des partenariats entre
entreprises classiques et sociales
Les coopérations entre les entreprises traditionnelles et les entreprises sociales sont désormais clairement reconnues comme un moyen de renforcer l’entrepreneuriat social. Dans cet entretien croisé, Arnaud Mourot (Vice-President Strategic Corporate Alliances d’Ashoka) et Julie Sohier (Directrice du développement du Mouves) reviennent sur l’importance de ces partenariats et expliquent comment les multiplier.
Pourquoi est-ce important de créer des collaborations entre entreprises sociales et classiques ?
Arnaud Mourot (AM) : Les enjeux sociétaux actuels, leurs complexités, leur taille et leurs répartitions thématiques et géographiques sont tellement énormes qu’ils nécessitent des réponses communes. On se rend bien compte qu’on ne peut plus faire tout seul, qu’il va falloir combiner les approches et jouer avec les forces des uns et des autres. Il faut donc créer des alliances inter-secteurs pour espérer avoir un impact qui soit à l’échelle des enjeux dont on parle.
Julie Sohier (JS) : Je vois au moins deux raisons, qui se suffisent chacunes à elles-mêmes. D’abord, par solidarité, pour permettre aux entrepreneurs sociaux qui travaillent au service de l’intérêt général de trouver de nouveaux débouchés et encourager leur développement. Seul un mouvement collectif pourra permettre de réduire les inégalités, de favoriser le lien social et de préserver l’environnement. Ensuite, les entreprises classiques ont également un intérêt à collaborer avec les entrepreneurs sociaux, pour rester des entreprises innovantes et compétitives.
AM : Je rejoins Julie sur ce point. Chacun de ces acteurs possède des forces que l’autre n’a pas. Si l’on est capable d’associer l’agilité et l’innovation des entrepreneurs sociaux et la capacité de passage à l’échelle des grands groupes, on peut espérer qu’un certain nombre d’innovations sociales pourront avoir un impact social d’une grande ampleur.
L’ESS n’est pas un secteur mais une manière différente d’entreprendre qui peut s’appliquer à tous les secteurs. De la gestion de réseaux informatiques, au recrutement en passant par la distribution de produits frais et locaux…
Selon vous, quels sont les défis principaux entravant la collaboration entre entreprises traditionnelles et entreprises sociales ?
AM : Pour moi, le défi principal est celui de la crédibilité et de la légitimité. Les entreprises classiques et les entrepreneurs sociaux ne parlent pas nécessairement le même langage et il faut dans un premier temps créer les conditions nécessaires à la rencontre entre le social et le business, par le dialogue et la méthode.
JS : Je retiendrais un défi en particulier : la méconnaissance des solutions proposées par les entrepreneurs sociaux et de l’écosystème de l’économie sociale et solidaire (ESS) dans son ensemble. L’ESS n’est pas un secteur mais une manière différente d’entreprendre qui peut s’appliquer à tous les secteurs. De la gestion de réseaux informatiques, au recrutement en passant par la distribution de produits frais et locaux… Les entrepreneurs sociaux ont investi la plupart des secteurs d’activité. Comprendre cette nuance c’est déjà opérer un changement de mentalité.
Grâce à cette collaboration avec des entrepreneurs sociaux du secteur de la santé, Boehringer Ingelheim n’est plus seulement à la recherche du prochain blockbuster pharmaceutique mais réfléchit plutôt au déploiement de solutions de santé.
Face à ces défis, quels programmes d’accompagnement proposez-vous pour faciliter ces coopérations ?
JS : Finalement, les solutions émanent assez naturellement des freins constatés : rendre visibles et promouvoir les entrepreneurs sociaux, favoriser la connaissance mutuelle et multiplier les points de rencontre.
L’interconnaissance passe dans un premier temps par l’acculturation des grands groupes à l’entrepreneuriat social et aux achats responsables. À nous de leur démontrer que les entrepreneurs sociaux sont des professionnels exemplaires, qui maîtrisent leur cœur de métier. Le Mouves propose par exemple, à travers le programme Cycle Management, des visites d’entreprises sociales et environnementales qui ont fait leurs preuves en termes de performances et d’impact.
Pour les entrepreneurs sociaux, cela passe également par la compréhension des besoins et du fonctionnement spécifiques aux grands groupes. Le Mouves s’appuie sur son réseau de plus de 1 000 adhérents et organise des ateliers thématiques (programme Made in Social) pour mobiliser l’expertise de ses adhérents expérimentés au service des jeunes pousses partout en France.
Nous organisons également des rencontres entre entreprises classiques et entreprises sociales pour favoriser la co-construction de solutions innovantes à fort impact. Nous créons le contexte de la rencontre autour de besoins spécifiques de grands groupes comme la livraison du dernier kilomètre ou le recyclage des déchets et l’offre existante des entrepreneurs sociaux.
On a tendance à ne parler que des « success stories », et personne ne progresse vraiment. Je peux vous assurer que l’on a tenté cinquante fois avant de trouver une méthode satisfaisante et nous continuons de chercher !
AM : Sur la base de notre première collaboration réussie avec le groupe pharmaceutique Boehringer Ingelheim, Ashoka a développé « The League of ChangeMaker Companies » un programme qui vise à regrouper une quinzaine de grandes entreprises au niveau mondial avec qui nous allons travailler sur trois axes : l’accès à l’innovation sociale, la transformation culturelle, et les nouveaux modèles économiques.
Pour le premier axe, nous identifions grâce à notre réseau d’entrepreneurs sociaux (3 500 dans 90 pays) des cohortes d’innovateurs capables de travailler avec les grands groupes et de saisir les tendances de fond de leur secteur. Grâce à cette collaboration avec des entrepreneurs sociaux du secteur de la santé, Boehringer Ingelheim n’est plus seulement à la recherche du prochain blockbuster pharmaceutique mais réfléchit plutôt au déploiement de solutions de santé.
Le deuxième axe a pour objectif de former dans ces entreprises des leaders de l’innovation sociale et d’opérer un changement culturel. Pour reprendre l’exemple de Boehringer Ingelheim, nous avons travaillé avec 5 000 personnes à date, de différentes façons, depuis la sensibilisation jusqu’à l’immersion intensive dans les entreprises sociales. Basé sur la rencontre, l’immersion et sur l’intrapreneuriat, cet axe permet de développer et diffuser une culture du changement au sein de l’entreprise et de donner un sens au travail.
Enfin, le troisième axe de ce programme (qui est encore en développement) se concentre sur la transformation de moyen et long terme du modèle économique de l’entreprise.
Comment faciliter et développer ces collaborations pour qu’elles deviennent la norme ?
AM : Pour moi, les clés du changement de paradigme sont doubles. Premièrement, il est urgent de partager avec humilité nos erreurs les uns avec les autres. On a tendance à ne parler que des « success stories », et personne ne progresse vraiment. Je peux vous assurer que l’on a tenté cinquante fois avant de trouver une méthode satisfaisante et nous continuons de chercher ! Deuxièmement, il faudrait multiplier les zones de friction entre ces deux univers qui se côtoient trop peu : par des évènements, des speed meetings, des moments de networking, qui permettront une acculturation réciproque et indispensable.
JS : À mon sens, ce développement passera nécessairement par un triple mouvement : premièrement par la sensibilisation des consommateurs, qui sont la clé du changement, deuxièmement par la mobilisation des pouvoirs publics pour faire évoluer le cadre réglementaire et troisièmement par la poursuite de nos efforts pour convaincre et accompagner les acteurs du monde économique dans cette nécessaire transition.
Propos recueillis par Baptiste Fassin,
Chargé de publications &
communication
Convergences